lundi 2 avril 2012

Mandarine



Je rentre du boulot. Il fait déjà nuit. Période d’hiver à Montpellier, les rues de mon quartier sont déjà noires à dix-huit heures. Aucune lumière ne vient percer cette obscurité qui noie les allées entre les immeubles. Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir à tout prix quitter mon île au climat chaud et humide, pour cet endroit de malheur, froid et austère ? Je ne me comprends pas. J’avais tout, le confort, la chaleur, la famille. Et j’ai subitement eu envie de me retrouver seule. De me confronter à une autre réalité, différente de la mienne, et pour faire court de me retrouver en pleine jungle urbaine, face à face avec l’inconnu, sans personne pour me montrer la voie. Bon, d’accord j’exagère un peu, j’ai quand même droit au studio tous frais payés par Mam-O, alias maman Olive. Et pour le stage, je suis plutôt bien encadrée.  

Je sors du tramway, et dépasse la boulangerie au coin de la rue. Déjà close à cette heure-ci, seuls les néons bleus de la vitrine pour me guider sur quelques mètres. Je vis dans un quartier en construction. Heureusement ce soir, les ouvriers d’un chantier on décidé de travailler tard Je marche le nez en l’air, les observant s’agiter sur le toit d’un immeuble.
Soudain, un mouvement à ma droite. Une voix de vieille dame, prononçant des mots que je ne parviens pas à comprendre. En m’approchant un peu plus, je découvre une femme âgée, un fichu rose pâle sur la tête, en pantoufles grises. Un jupon boueux enfilé par-dessus un jogging. Un empilement de tee-shirts sales sous un sweat à capuche. Prés d’elle, un jeune homme, grand, peut-être un mètre soixante dix. Mais ses traits sont ceux d’un petit garçon, il doit avoir à peine quatorze ans. La vieille dame rayonne d’avoir trouvé une nappe dans une poubelle. Elle la pose sur le sol et se met à la plier. Le jeune garçon m’aperçoit et s’élance à ma rencontre.

-          « Madame ! Madame ! Donnez argent pour manger !
-          Non…désolée, je n’ai pas d’argent…

Il n’insiste pas et retourne vers la vieille femme. Subitement je me rappelle de la mandarine que j’ai gardée de la cantine. De toute façon j’ai des fruits à mon appartement, alors je peux bien lui donner celle-là. Je le hèle. Il se retourne, interloqué.

-          « Tu veux un fruit ? » 

Le jeune garçon s’approche de moi. Je lui tends la mandarine avec un sourire. Il l’attrape dans ma main. Tout fier il l’exhibe devant la vieille femme, qui, la nappe pliée en quatre sous le bras se dirige vers les recoins sombres du quartier. Celle-ci me regarde droit dans les yeux et me lance un « merci femme ». Ils s’éloignent comme si de rien n’était. Et je reste un moment à fixer leurs silhouettes se fondre dans l’ombre. 

En reprenant ma marche, je laisse mes larmes inonder mes joues, ressassant les paroles de la gitane, puisque c’est ainsi que les gens les nomment. Les yeux vers le ciel, je m’en prends mentalement à Dieu. Pourquoi certain ont tout et en abusent, et d’autres n’ont absolument rien, ni nourriture, ni vêtement. 

Quelques jours plus tard, en descendant les poubelles jusqu’à la benne à ordure, je recroise les deux gitans. Les passants n’ont cure de leurs faits et gestes. Cette fois ce n’est plus dans la rue, mais en bas de mon immeuble. Les éboueurs avaient vidé la benne, et l’avait laissée à l’extérieur. Et ils étaient là à grappiller les détritus. Des résidents les dépassaient sans leurs accorder un regard. Lorsque le jeune garçon me vit, il m’accosta avec beaucoup plus de force.

-          Donnez poubelle !
-          Non. Il n’y a rien dedans.
-          Donnez !

Il m’arracha les sacs des mains, les déchira avec fureur et brutalement, lui et la vieille dame, s’accroupirent dans mes déchets pour trouver quelque chose à manger. Je vis avec une certaine honte mes serviettes hygiéniques se répandre sur le trottoir. Étrangement, le fait que mes boîtes de conserves vides se retrouvent à l’air libre à la vue de tout le monde me glacèrent tout autant. Lorsqu’il se releva et me fixa dans les yeux, bredouille, j’aurai aimé lui dire « je t’avais prévenu ». Mais il ne perdit pas son sang froid. Essoufflé, il se reprit et me demanda : 

-          Argent ? Argent ? Donnez argent…ou à manger…clémentine ?
-          Je n’ai pas d’argent…attends moi ici, je vais te chercher quelque chose.

Je ne sais pas pourquoi, mais comme mise sur un mode automatique, je suis monté jusqu’à mon appartement et je lui ai ramené des clémentines. Il m’attendait derrière la grille, dans le froid. Je voyais la fumée sortir de ses lèvres gercées. Il se retourna vers la vieille dame d’un air de dire « tu vois qu’elle est revenue ».  Je lui tendis les deux mandarines, j’avais presque honte de leur en avoir apporté si peu. Il me relança :
Vêtements ? Vêtements ? 

Je ne pouvais pas lui en vouloir. A sa place j’aurai fait la même chose. Quand tu ne te retrouves pas face à l’indifférence, tu essayes d’exploiter le filon. 

-          Je suis désolée, je ne peux pas plus. Je suis étudiante, je ne peux pas donner de l’argent. Tu comprends ?
-          Oui. 

J’en doutais. Mais il avait l’air de m’écouter attentivement…alors peut-être me comprenait-il vraiment. Je tentai une autre façon de lui expliquer ma situation.

-          Je vais encore à l’école. L’école, tu comprends ? 

D’après son hochement affirmatif, je me dis qu’il avait compris l’idée principale. La vieille dame prononça quelques paroles que j’assimilai à un langage d’Europe de l’est, et ils partirent. Cette fois-ci elle me dit « merci madame ». Et j’eus droit à un « que Dieu te bénisse et bon courage » de la part du jeune homme. Il se signa le front et les lèvres. Éternel refrain, je me jetai sur mon lit et sanglotai à chaude larmes sur les conditions humaines au sein de la société. 

Deux jours avant la fin de mon stage, après quelques achats au centre commercial, j’attendais le tramway. Je les vis encore une fois. Ils n’étaient plus deux, mais trois. La vieille dame, me reconnut immédiatement et me dis bonjour, le jeune homme me demanda très poliment comment j’allais, et une petite fille, rousse, aux yeux bleus, s’avança vers moi et me demanda de l’argent. Le garçon la rabroua vivement, et elle s’excusa en me proposant un chewing-gum dans sa petite main toute sale.
Les personnes qui attendaient étaient réellement dégoûtées, par le seul fait d’avoir à les voir, à regarder en face les déchets de leur société. 

J’avais le sourire aux lèvres, j’avais dépassé le cap du ridicule, et je n’avais pas honte d’eux. Ils me parlaient, je répondais. Je constatai les progrès qu’ils avaient faits en français en moins d’une semaine. Maintenant le « donnez argent » était devenu « s’il vous plaît monsieur, s’il vous plaît madame, donnez moi de l’argent, même dix centimes…dix centimes ».
Je m’amusai littéralement quand la petite fille se colla contre le distributeur de tickets et regarda un homme en tirer une dizaine. Elle les compta un par un, toute fière de pouvoir le faire en français. J’esquissai un sourire au petit commentaire qui suivit: 

-          « Il en a pris plein ! »
Alors que peu de temps après les trois gitans s’engouffreraient en fraude dans un tramway bondé. 

Pourtant, ce jour là, ils étaient différents. Le jeune homme avait une banane à la taille, et j’aperçus pas mal de billets et de pièces lorsqu’il ouvrit la fermeture éclair pour compter sa monnaie. De plus, la vieille dame tenait dans chaque main des gros sacs de provisions, dans lesquels j’aperçus des mets bien trop chers pour des gens dans leur situation. Le gros pot de chocolat Nutella et les Ferrero rochers par exemples (même moi je ne peux pas me payer ça !). Ils les avaient sans doute volés à quelqu’un. Tout comme les billets…ils n’avaient pas pu avoir tout cet argent en faisant la manche. 

Certes je ne cautionne pas ces actes, mais, si j’étais à leur place, je pense que j’aurais fait peut-être pire pour pouvoir m’en sortir. Ce fut notre dernière rencontre.

                                                                                                                                                                            












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