Je rentre du boulot. Il
fait déjà nuit. Période d’hiver à Montpellier, les rues de mon quartier sont
déjà noires à dix-huit heures. Aucune lumière ne vient percer cette obscurité
qui noie les allées entre les immeubles. Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir à
tout prix quitter mon île au climat chaud et humide, pour cet endroit de
malheur, froid et austère ? Je ne me comprends pas. J’avais tout, le
confort, la chaleur, la famille. Et j’ai subitement eu envie de me retrouver
seule. De me confronter à une autre réalité, différente de la mienne, et pour
faire court de me retrouver en pleine jungle urbaine, face à face avec
l’inconnu, sans personne pour me montrer la voie. Bon, d’accord j’exagère un
peu, j’ai quand même droit au studio tous frais payés par Mam-O, alias maman
Olive. Et pour le stage, je suis plutôt bien encadrée.
Je sors du tramway, et
dépasse la boulangerie au coin de la rue. Déjà close à cette heure-ci, seuls
les néons bleus de la vitrine pour me guider sur quelques mètres. Je vis dans un
quartier en construction. Heureusement ce soir, les ouvriers d’un chantier on
décidé de travailler tard Je marche le nez en l’air, les observant s’agiter sur
le toit d’un immeuble.
Soudain, un mouvement à
ma droite. Une voix de vieille dame, prononçant des mots que je ne parviens pas
à comprendre. En m’approchant un peu plus, je découvre une femme âgée, un fichu
rose pâle sur la tête, en pantoufles grises. Un jupon boueux enfilé par-dessus
un jogging. Un empilement de tee-shirts sales sous un sweat à capuche. Prés
d’elle, un jeune homme, grand, peut-être un mètre soixante dix. Mais ses traits
sont ceux d’un petit garçon, il doit avoir à peine quatorze ans. La vieille
dame rayonne d’avoir trouvé une nappe dans une poubelle. Elle la pose sur le
sol et se met à la plier. Le jeune garçon m’aperçoit et s’élance à ma
rencontre.
-
« Madame !
Madame ! Donnez argent pour manger !
-
Non…désolée,
je n’ai pas d’argent…
Il n’insiste pas et
retourne vers la vieille femme. Subitement je me rappelle de la mandarine que
j’ai gardée de la cantine. De toute façon j’ai des fruits à mon appartement,
alors je peux bien lui donner celle-là. Je le hèle. Il se retourne, interloqué.
-
« Tu
veux un fruit ? »
Le jeune garçon
s’approche de moi. Je lui tends la mandarine avec un sourire. Il l’attrape dans
ma main. Tout fier il l’exhibe devant la vieille femme, qui, la nappe pliée en
quatre sous le bras se dirige vers les recoins sombres du quartier. Celle-ci me
regarde droit dans les yeux et me lance un « merci femme ». Ils s’éloignent
comme si de rien n’était. Et je reste un moment à fixer leurs silhouettes se
fondre dans l’ombre.
En reprenant ma marche,
je laisse mes larmes inonder mes joues, ressassant les paroles de la gitane,
puisque c’est ainsi que les gens les nomment. Les yeux vers le ciel, je m’en
prends mentalement à Dieu. Pourquoi certain ont tout et en abusent, et d’autres
n’ont absolument rien, ni nourriture, ni
vêtement.
Quelques jours plus
tard, en descendant les poubelles jusqu’à la benne à ordure, je recroise les
deux gitans. Les passants n’ont cure de leurs faits et gestes. Cette fois ce
n’est plus dans la rue, mais en bas de mon immeuble. Les éboueurs avaient vidé
la benne, et l’avait laissée à l’extérieur. Et ils étaient là à grappiller les
détritus. Des résidents les dépassaient sans leurs accorder un regard. Lorsque
le jeune garçon me vit, il m’accosta avec beaucoup plus de force.
-
Donnez
poubelle !
-
Non.
Il n’y a rien dedans.
-
Donnez !
Il m’arracha les sacs
des mains, les déchira avec fureur et brutalement, lui et la vieille dame,
s’accroupirent dans mes déchets pour trouver quelque chose à manger. Je vis
avec une certaine honte mes serviettes hygiéniques se répandre sur le trottoir. Étrangement, le fait que mes boîtes de conserves vides se retrouvent à l’air
libre à la vue de tout le monde me glacèrent tout autant. Lorsqu’il se releva
et me fixa dans les yeux, bredouille, j’aurai aimé lui dire « je t’avais
prévenu ». Mais il ne perdit pas son sang froid. Essoufflé, il se reprit
et me demanda :
-
Argent ?
Argent ? Donnez argent…ou à manger…clémentine ?
-
Je
n’ai pas d’argent…attends moi ici, je vais te chercher quelque chose.
Je ne sais pas
pourquoi, mais comme mise sur un mode automatique, je suis monté jusqu’à mon
appartement et je lui ai ramené des clémentines. Il m’attendait derrière la
grille, dans le froid. Je voyais la fumée sortir de ses lèvres gercées. Il se
retourna vers la vieille dame d’un air de dire « tu vois qu’elle est
revenue ». Je lui tendis les deux
mandarines, j’avais presque honte de leur en avoir apporté si peu. Il me
relança :
Vêtements ?
Vêtements ?
Je ne pouvais pas lui
en vouloir. A sa place j’aurai fait la même chose. Quand tu ne te retrouves pas
face à l’indifférence, tu essayes d’exploiter le filon.
-
Je
suis désolée, je ne peux pas plus. Je suis étudiante, je ne peux pas donner de
l’argent. Tu comprends ?
-
Oui.
J’en doutais. Mais il
avait l’air de m’écouter attentivement…alors peut-être me comprenait-il
vraiment. Je tentai une autre façon de lui expliquer ma situation.
-
Je
vais encore à l’école. L’école, tu comprends ?
D’après son hochement
affirmatif, je me dis qu’il avait compris l’idée principale. La vieille dame
prononça quelques paroles que j’assimilai à un langage d’Europe de l’est, et
ils partirent. Cette fois-ci elle me dit « merci madame ». Et j’eus droit
à un « que Dieu te bénisse et bon courage » de la part du jeune
homme. Il se signa le front et les lèvres. Éternel refrain, je me jetai sur mon
lit et sanglotai à chaude larmes sur les conditions humaines au sein de la
société.
Deux jours avant la fin
de mon stage, après quelques achats au centre commercial, j’attendais le
tramway. Je les vis encore une fois. Ils n’étaient plus deux, mais trois. La
vieille dame, me reconnut immédiatement et me dis bonjour, le jeune homme me
demanda très poliment comment j’allais, et une petite fille, rousse, aux yeux
bleus, s’avança vers moi et me demanda de l’argent. Le garçon la rabroua
vivement, et elle s’excusa en me proposant un chewing-gum dans sa petite main
toute sale.
Les personnes qui
attendaient étaient réellement dégoûtées, par le seul fait d’avoir à les voir,
à regarder en face les déchets de leur société.
J’avais le sourire aux
lèvres, j’avais dépassé le cap du ridicule, et je n’avais pas honte d’eux. Ils
me parlaient, je répondais. Je constatai les progrès qu’ils avaient faits en
français en moins d’une semaine. Maintenant le « donnez argent »
était devenu « s’il vous plaît monsieur, s’il vous plaît madame, donnez
moi de l’argent, même dix centimes…dix centimes ».
Je m’amusai
littéralement quand la petite fille se colla contre le distributeur de tickets
et regarda un homme en tirer une dizaine. Elle les compta un par un, toute
fière de pouvoir le faire en français. J’esquissai un sourire au petit
commentaire qui suivit:
-
« Il
en a pris plein ! »
Alors que peu de temps
après les trois gitans s’engouffreraient en fraude dans un tramway bondé.
Pourtant, ce jour là,
ils étaient différents. Le jeune homme avait une banane à la taille, et
j’aperçus pas mal de billets et de pièces lorsqu’il ouvrit la fermeture éclair
pour compter sa monnaie. De plus, la vieille dame tenait dans chaque main des
gros sacs de provisions, dans lesquels j’aperçus des mets bien trop chers pour
des gens dans leur situation. Le gros pot de chocolat Nutella et les Ferrero
rochers par exemples (même moi je ne peux pas me payer ça !). Ils les
avaient sans doute volés à quelqu’un. Tout comme les billets…ils n’avaient pas
pu avoir tout cet argent en faisant la manche.
Certes je ne cautionne
pas ces actes, mais, si j’étais à leur place, je pense que j’aurais fait
peut-être pire pour pouvoir m’en sortir. Ce fut notre dernière rencontre.